Championnat du monde de cyclisme sur route
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La première d'Yvonne. L'histoire oubliée du "vrai" cinquième championnat du monde en Belgique

10min temps de lecture   par Delphine Pouppez de Kettenis le 30 juin 2021
Rotheux-Rimière, 2 août 1959. Amassée sous des parapluies, la foule scrute à travers les gouttes l’arrivée des coureuses. Un léger faux-plat ascendant, un virage en U. Le peloton s’avance à vive allure sur la chaussée glissante, gratifiant quelques paires de jambes de chutes concurrentes. Une silhouette s’écarte de la troupe, le corps courbé et les muscles saillants. Dans une dernière impulsion, elle franchit la ligne d’arrivée. Yvonne Reynders vient d’être sacrée championne du monde.

Six décennies plus tard, le circuit de Neuville-Rotheux-Rimière a bien changé. Le commerce s’y est développé et la circulation s’est densifiée sur la Route du Condroz, empruntée chaque jour par des milliers d’automobilistes. Un groupe de cyclistes, flanqué de combinaisons bleu pétrole, s’engouffre dans une rue adjacente. Un crachat s’écrase sur l’asphalte dans un bruit guttural. Laissant derrière le bourdonnement de la chaussée, on peut encore, au vent qui vient des champs, imaginer le souffle des coureuses d’antan. Sur ce petit triangle de 4km, entre la banque, la friterie et la police actuelles, s’était affrontée, pour la première fois en Belgique, et seconde fois dans l’histoire du cyclisme, la crème du peloton international féminin.

C’était il y a 62 ans. Réceptions et visites des hauts lieux liégeois dorlotent les délégations étrangères, barrières et tribunes se gonflent de curieux venus guetter le spectacle féminin inédit. L’organisation léchée fait mousser les éloges auprès de l’UCI, l’Union Cycliste Internationale, et des ligues nationales étrangères. Si les congratulations sont si vives, c’est parce que le petit village de Rotheux, dans la campagne condruzienne, n’était pas destiné à prendre en charge l’événement, encore quelques mois plus tôt. La course devait initialement se produire à 200 km au Nord, sur le circuit de Zandvoort.

Bouée de sauvetage du sud

Le 28 novembre 1958, dans un amphithéâtre de Zurich accueillant ce jour-là le 109e Congrès de l’UCI, la tension monte d’un cran. Le président de la KNWU, l’union néerlandaise de cyclisme, annonce qu’il ne pourra pas organiser les épreuves féminines ni, sous réserve, amateurs. On invoque un programme déjà trop important et des possibilités d’hébergement trop limitées. Du côté de la LVB, personne n’est dupe : si le championnat féminin est délaissé, c’est parce qu’il n’offre, d’un point de vue financier et populaire, guère d’intérêt. La délégation belge se portera candidate lors du congrès suivant, « pour sortir l’UCI d’une impasse » se justifie-t-elle auprès de sa fédération, qui acceptera à une condition : que l’événement soit organisé avec un minimum de frais. Ce n’est que le premier juillet que la tare échouera dans les mains du Vélodrome de Rocourt pour les épreuves sur piste, et du Vélo Club Rotheusien pour la route, à un mois de l’échéance.

Délai minime, rentrées incertaines, faibles infrastructures : les indicateurs n’étaient pas des plus favorables. Mais suffisants pour Camille Deloge, ex-coureur infructueux, brillant directeur de course. « Mon père n’était pas du genre à reculer devant ce genre de défi, il avait ça dans le sang, se souvient Josiane Deloge. Il sautait sur chaque occasion pour faire venir les cyclistes dans la région, à force, il s’est fait un nom dans le milieu ! Il savait frapper aux bonnes portes pour mener à bien ses projets. » Littéralement. Faute de moyens, il convainc sans difficulté des foyers du village pour héberger les coureuses. « On leur préparait une bonne tambouille, on se retrouvait tous et toutes le soir autour de la table, c’était gai ! » poursuit la fille de l’organisateur. En accueillant les femmes du continent, le petit village, à un kilomètre de Houte-si-Plou, s’apprête à marquer un tournant dans le paysage cycliste national.

Rattrapage de la Ligue Vélocipédique Belge

Une aubaine pour la Ligue Vélocipédique Belge (LVB), qui saute ainsi dans le bain des progressistes. De quoi se laver d’un machisme englué en matière de cyclisme. Car si la Belgique arbore fièrement son image de bastion de la discipline, sur la question des coureuses, elle a train de retard par rapport à d’autres nations du Vieux Continent, aux championnats nationaux féminins déjà bien rôdés, comme la France (depuis 1951), la Grande Bretagne (1947) ou l’Union Soviétique (1927 !).

L'organisation des Championnats du monde à Rotheux intervient à un moment charnière de l'histoire du cyclisme féminin.

Si une première brèche est ouverte en 1957, autorisant quelques courses sur piste, il faudra attendre le premier championnat du monde de cyclisme féminin, le 30 août 1958, pour que la LVB se penche sur la possibilité de licences féminines. Pourtant, l’année en question, une poignée de femmes belges était bien sur le départ du meeting mondial à Reims. Passe-droit UCI dégoté in extremis, faute de licence belge, et vêtues, en lieu et place des rayures tricolores de leurs homologues masculins, d’un maillot blanc. Un blanc virginal, pour ces coureuses nouvelles nées, au potentiel sous-estimé. Blanc de l’indifférence, peut-être aussi.

Dans la presse belge, presque aucun article ne mentionne l’événement. Quelques mois plus tard, la LVB déclare qu’elle reconnaitra dès la nouvelle année les courses et licences féminines, concluant des mois de discussions houleuses. Sans grandes réjouissances. La décision n’est pas tant motivée par le désir d’égalité entre coureurs et coureuses, mais plutôt pour mettre un terme aux courses illégales qui se multiplient depuis quelques années, et aux activités de leurs organisateurs qui en tirent profit, sans encadrement officiel. « Ces courses donnent lieu à une exploitation éhontée. Il est urgent que la fédération mette un terme aux agissements des personnes qui, durant des mois, ont exercé un monopole néfaste » peut-on lire dans les procès-verbaux de l’époque, le jour où la LVB s’engage à encadrer elle-même les coureuses. Le 28 juin 1959, le premier championnat national officiel de cyclisme féminin envahit le parc d’Anvers, sous un soleil torride. Deux mois plus tard, c’est le gratin international qui est convié, de l’autre côté de la frontière linguistique.

Un outsider belge

Un déluge s’abat sur la province de Liège, l’après-midi du 2 août. Les températures sont anormalement froides pour la saison, mais les bords de route sont pris d’assaut. Supporters de la première heure, observateurs intrigués et badauds venus se rincer l’œil se côtoient dans la foule. « On était fiers ! se souvient M. Flohimont, 16 ans à l’époque. Peu importe la pluie, tous les copains du Vélo Club étaient là, surexcités. Pour nous qui étions allés en autocar jusqu’en Champagne pour voir le premier championnat, accueillir ça chez nous, dans notre petite commune, c’était fantastique ».

Les frais gardons encouragent les trente cyclistes sur la ligne de départ. Belgique, Royaume-Uni et Allemagne de l’Est ont envoyé six participantes, la France cinq, l’U.R.S.S quatre, deux pour les Pays-Bas, et enfin, la tenante du titre, la luxembourgeoise Elsy Jacobs. Cette dernière, avec les redoutables soviétiques et les stratèges britanniques, sont pressenties pour la victoire. Quoique. « Yvonne Reynders est capable de jouer les outsiders dangereux » prophétise le Soir. Si les résultats ne sont pas encore convaincants, du haut de ses 22 ans, l’Anversoise a quelques atouts de taille : vitesse, hargne, et une force colossale. Depuis ses seize ans, son père, vendeur de charbon, l’envoie transporter la marchandise dans toute la ville. Histoire de gagner du temps, elle rentabilise les trajets : elle empile une vingtaine de sacs de dix kilos sur son triporteur, et les livre à domicile, cinq par cinq, parfois jusqu’au septième étage. La rage de vaincre, raconte-t-on, viendrait de la relation avec ce père, alcoolique, violent, et qui pourtant soutient sans condition ses rêves cyclistes et sa lutte pour la reconnaissance.

Les tours s’enchaînent sur le parcours détrempé, sans grand éclat. La quasi-totalité des coureuses roule encore roue dans roue alors qu’approche l’issue. Mais le dix-septième tour renverse le cours du jeu. L’une des Anglaises dérape sur l’asphalte mouillée, emportant dans sa chute la moitié des coureuses, éparpillées sur 500 mètres. « J’aurais dû devenir championne du monde, cette année-là, regrette Marie-Thérèse Naessens, qui dispute alors son premier mondial. A 83 ans, l’ancienne coureuse flamande, médaille de bronze en 1962, quatre fois championne nationale en vitesse, garde un souvenir amer de ce championnat. « J’étais en forme, bien placée, mais j’ai été embarquée dans la culbute générale, à l’avant-dernier tour. Seules les coureuses en fin de peloton ont pu l’éviter, et c’était déjà trop tard pour les rattraper ».

Un noyau allégé poursuit la cadence, les Russes en tête, il ne reste plus que 200 mètres : un ultime virage en épingle, avant la ligne droite finale. L’escadron se déplace vers l’extérieur de la courbe savonneuse. Sauf une. En quelques lents mouvements, Yvonne Reynders regagne sans bruit le côté droit, et une par une, dépasse chacune de ses concurrentes. Puis s’élance. Droit devant. Des jurons s’échappent du peloton qui la remarque enfin, le bruit des chaînes s’emballe. Mais déjà s’élève une voix : « Une belge remporte le championnat du monde ! ».

Retirée dans sa campagne anversoise, à Zoersel, Yvonne Reynders savoure le souvenir de Rotheux-Rimière. Des mains qui s’agitent, des cris de joie, des bouquets de fleurs. De cette soirée étrange, presque irréelle. "Des gens campaient devant ma porte, voisins, supporters m’attendaient à mon retour. Je suis allée me coucher. Ce n’est qu’allongée dans mon lit, me demandant ce qu’ils faisaient là, que j’ai réalisé la situation. Je suis redescendue, on m’a tendu mon maillot, embarqué dans le bus par les supporters. Et là, je leur ai dit "Je suis championne du monde"."

Aujourd’hui, l’octogénaire a troqué les roues pour des cannes à pêche, la nervosité des courses pour la quiétude des truites saumonées et des jardins fleuris. De temps en temps, elle sourit devant son téléviseur, en regardant une Jolien d’Hoore, une Sanne Cant ou une Lotte Kopecky, étoiles montantes de la génération cycliste actuelle. Mais aucune n’épouse le palmarès de la pionnière, septuple championne du monde (quatre titres sur route, trois sur piste), onze médailles d’or nationales. L’argent et la renommée, pourtant, n’auront pas suivi. Si la Belgique en a perdu le souvenir, l’ancienne cycliste, elle, s’en souvient certainement : cette année 1959, la seule victoire belge en championnat du monde, était celle d’une femme.

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